la révolution numérique met à l’épreuve la souveraineté des Etats en Europe. Parce qu’elle a fait émerger, hors de l’UE, des géants privés devenus plus puissants que les Etats et des failles dans la gouvernance du cyberespace
Parce qu’elle a fait émerger, hors de l’UE, des géants privés devenus plus puissants que les Etats et des failles dans la gouvernance du cyberespace, la révolution numérique met à l’épreuve la souveraineté des Etats en Europe. Eclairages scientifiques sur les questions de recherche soulevées par les enjeux de la souveraineté numérique…
Qu’est-ce que la souveraineté numérique ?
J’aborde la souveraineté numérique comme une prolongation de la souveraineté étatique dans l’espace numérique. La souveraineté étatique peut se définir comme le pouvoir exercé sur une zone géographique, à l’égard de la population qui l’occupe, par un Etat indépendant et libre de s’autodéterminer. La question de la souveraineté numérique a émergé avec le développement des technologies numériques et des entreprises qui la contrôlent, dont nos sociétés sont devenues extrêmement dépendantes.
Pourquoi la souveraineté numérique est-elle une problématique pour les Etats ?
Parce que les instruments de la souveraineté étatique sont désormais indissociables des technologies numériques, lesquelles viennent questionner la capacité des Etats à s’autodéterminer au sein de leur territoire. En effet, l’espace numérique, mondialement ouvert, abolit les frontières. Toute attaque malveillante contre les infrastructures peut avoir des conséquences économiques et sociétales importantes. Des événements récents ont ravivé la prise de conscience d’un risque de perte d’autonomie : des affaires d’espionnage de personnalités européennes par un pays « ami » ou encore les débats sur les fournisseurs de la technologie 5G. Ils ont renforcé la méfiance entre Etats.
En outre, en s’appuyant sur la technologie qui connecte de plus en plus de personnes et d’objets, les gouvernements et certaines entreprises ont une capacité améliorée de surveiller les personnes, pouvant porter atteinte aux libertés des individus donc à la souveraineté individuelle.
Comment les Etats européens peuvent-ils garantir leur souveraineté numérique et le respect des droits fondamentaux de chacun ?
La bonne échelle pour parler de souveraineté numérique c’est l’Europe parce qu’aucun Etat européen ne s’en sortira seul face à l’écosystème en place. L’Europe a compris que la règlementation joue un rôle important de garde-fou à condition qu’elle soit bien pensée. Elle doit établir des règles pour les entreprises. Elle doit limiter la dépendance technologique mais aussi sanitaire et industrielle des Etats : la crise de la Covid, comme la guerre en Ukraine en ont fait la démonstration. Mais attention, souveraineté ne signifie pas repli sur soi ou idéologie « souverainiste » ! Et rien ne sert de mettre en place des règles sans se doter de moyens pour les contrôler.
Quel rôle un opérateur comme Orange peut jouer en matière de souveraineté numérique ? Quelles sont ses limites ?
Grand opérateur en Europe comme en zone MEA, Orange permet à des millions de personnes de se connecter tous les jours et accompagne les Etats dans leur transformation numérique. Le Groupe exerce ses activités suivant une éthique qui lui confère un rôle dans la souveraineté. Son objectif est d’apporter, dans son champ de compétences, des solutions qui respectent les valeurs de l’Europe et les droits fondamentaux de chacun. Des équipes de recherche d’Orange Innovation ont défini les conditions et outils permettant au Groupe d’exercer sa souveraineté numérique et identifié les questions de recherche soulevées par cette quête globale.
Comme cette autonomie ne peut s’obtenir que sur des fondements politiques, industriels et juridiques solides, il faudra un soutien fort des institutions européennes pour la mise en œuvre d’outils de régulation adéquats et compatibles avec nos usages. C’est pourquoi l’opérateur joue aussi un rôle actif dans les organismes de normalisation européens. Ses travaux de recherche éclairent notamment l'ENISA, l'ETSI, l’ECSO, la GSMA et le 3GPP sur les enjeux.
Sur quels sujets de recherche, nécessaires à l’autonomie, portent les travaux d’Orange ?
Orange travaille sur la maitrise de bout en bout de la chaîne numérique :
- La protection et la résilience de ses actifs physiques (infrastructures réseau et centres de données). Le Groupe ne fabrique pas les équipements qu’il utilise. La question est de distinguer les équipements critiques des actifs non critiques et de tout mettre en œuvre pour rendre techniquement impossible l’accès aux données personnelles et opérationnelles.
- La maîtrise totale des logiciels qui prennent un rôle de plus en plus important avec la softwarisation des réseaux. Il faut s’assurer qu’il n’existe pas de fonctions cachées (portes dérobées) qui rendraient possibles des actions d’espionnage ou de prise en main à distance de nos communications.
- Le monitoring des équipements de réseaux télécom que l’Europe n’a plus les moyens de produire. Ils doivent fonctionner dans le rôle qui leur est assigné et uniquement celui-ci.
- Les moyens renforcés de gestion de la confiance : la softwarisation des réseaux génère de nouveaux besoins et contraintes.
- L’accès aux services (identité, authentification). Les géants du numérique usent de leurs avancées technologiques pour exercer des fonctions traditionnellement réservées aux États (identité, monnaie). Cependant, ils n’ont pas réussi à être fournisseurs d’identité numérique. Pour éviter que ces solutions privées deviennent les standards, la France (avec France Connect, ALICEM, …) et l’Europe (avec eIDAS) ont apporté des réponses étatiques. A côté de ces initiatives publiques, et parce que les cas d’usage sont nombreux, Orange travaille sur des solutions d’identité souveraine centrées utilisateurs, basées sur de la cryptographie et de la biométrie.
Quels sont les enjeux sur la donnée ?
La protection des données des citoyens, à l’intérieur et à l’extérieur du territoire européen, est un droit fondamental garanti de l’UE (Art. 8 de la charte des droits fondamentaux de l’UE). La maîtrise de la donnée doit s'effectuer de bout-en-bout (couches physique/réseau/applicative) dans des pratiques vertueuses et éthiques.
Le stockage des données est clé. Le contrôle de leurs données par les Européens est au cœur de la souveraineté numérique. Or, le RGPD ne suffit pas pour éviter la perte de contrôle concédée aux entreprises principalement américaines. Il faut élaborer les moyens techniques permettant que les données ne soient pas compromises et travailler sur des solutions ergonomiques faciles à utiliser par un grand nombre d’utilisateurs.
Les données sensibles impliquent la maîtrise des technologies de chiffrement des communications et du cloud car une récupération par les hébergeurs n’est pas à exclure. Orange est membre fondateur de l’initiative GAIA-X de mise en place d’un cloud européen sécurisé de partage de données sous contrôle de leurs propriétaires. Nous accordons également beaucoup d’importance au quantique parce qu’il est possible que les moyens de chiffrement actuels tombent si des calculateurs quantiques voyaient le jour. Il existe une attaque appelée « stocker aujourd’hui et attaquer plus tard » qui laisse à penser que des organisations pourraient, dès aujourd’hui, capter les communications et les stocker afin de les décrypter lorsqu’un ordinateur quantique sera disponible. Face à cette menace, nous avons anticipé des solutions de protection des données activables dès que nécessaire.
Quel rôle doit jouer la souveraineté individuelle face à ces enjeux ?
La révolution numérique estompe la distinction entre vie réelle et vie digitale. Par les choix qu’ils font de leurs outils numériques, les individus créent le modèle de société dans lequel nous vivons. Bien souvent, par facilité ou paresse, ils s’enferment dans une servitude vis-à-vis des services numériques tout en sachant que leurs données sont exploitées. Personnellement, je n’utilise pas le moteur de recherche de Google depuis 15 ans ! Peu à peu, les citoyens perdent leur libre arbitre parce qu’ils sont cernés et influencés comme l’a montré le scandale de Cambridge Analytica en 2018. Lorsque ceux qui doivent exercer leur droit de vote ne sont plus libres de choisir en toute conscience, il ne peut plus y avoir de démocratie. La défense de la souveraineté numérique de l’Europe ne repose pas uniquement sur des Etats et les entreprises. L’individu a aussi un rôle à jouer. Le Groupe Orange place l’individu et sa capacité d’action sur le numérique au cœur de sa raison d’être. Il nous semble donc important de nous intéresser à cette notion de souveraineté individuelle en travaillant les questions suivantes : quels moyens, formes d’éducation ou changements faut-il apporter pour que les citoyens soient prêts à accepter une utilisation numérique responsable, respectueuse des droits individuels et éthiques ? Comment fonctionnent les mécanismes de désinformation ? Comment mieux comprendre l’impact des réseaux sociaux ? La question de la souveraineté individuelle n’est pas uniquement technique, elle est aussi sociétale.
Si les questions techniques sont primordiales, ce ne sont pas les plus difficiles à surmonter. La sensibilisation des citoyens, des organisations publiques et privées, la politique industrielle européenne, la règlementation sont des sujets tout aussi compliqués. Les questions du business et du coût ne doivent pas être éludées : « faire du souverain » peut ne rien rapporter directement, mais nécessite des investissements. A défaut, l’Europe risque de prendre conscience des conséquences du manque, un peu comme pour la sécurité, le jour où il y aura un vrai problème.