Pour que l’IA puisse tenir ses promesses sur le terrain, il convient de définir un cadre sur un certain nombre de problèmes pratiques.
Claire Khoury
Lancer des plateformes de communication participatives pour des citoyens privés d’accès à internet, offrir à toutes les populations un apprentissage tout au long de la vie via le numérique, mettre l’IA au service de secteurs d’activité essentiels sont autant de solutions pour réduire la fracture numérique et contribuer au progrès social de l’humanité. S’adressant aux personnes les plus vulnérables, cette démarche requiert un cadre éthique renforcé.
Il existe, à l’échelle mondiale, de fortes disparités d’accès à la santé, à l’éducation et à bien d’autres domaines. L’Objectif de développement durable n°10 de l’ONU vise à réduire les inégalités en aidant les personnes les plus vulnérables au monde. Selon un rapport récent de l’Association mondiale des opérateurs de téléphonie mobile (GSMA), 80% de la population des pays en développement possède un téléphone mobile, mais près de 1,7 milliard de femmes n’en ont pas !
Dans les pays riches, l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique commencent à faire partie du quotidien. Les personnes qui vivent dans des endroits connectés ont accès aux informations nécessaires à leur survie, mais aussi à une éducation et à des soins médicaux de qualité. Ces avancées demeurent hors de portée d’une grande partie des populations de la planète peu ou pas connectées, qui risquent de rater le train de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage automatique.
Une fracture numérique à combler
La distribution non équitable des sources d’information et des contenus prive une tranche importante de la population mondiale, de l’accès aux informations nécessaires à sa réussite dans la vie.
Ces défis systémiques reposent sur une absence d’infrastructures (nombre insuffisant d’antennes relais de téléphonie mobile dans la communauté, manque de moyens pour acquérir un téléphone mobile) et un manque de contenus appropriés, sans oublier les préjugés liés à l’origine ethnique, aux croyances et à la culture.
Selon l’UIT, 2 milliards de personnes n’avaient toujours pas accès à Internet en 2020 et étaient donc exclues de la révolution de l’intelligence artificielle. Alors, comment combler cette fracture ?
Veiller à la représentativité des données
Selon un rapport établi en 2016 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), le monde compte actuellement 758 millions d’adultes analphabètes, dont environ deux tiers sont des femmes.
Les spécialistes de l’intelligence artificielle doivent penser à tout le monde lorsqu’ils innovent dans ce domaine : par exemple, intégrer des langues locales auxquelles peu de ressources sont consacrées, afin que les connaissances issues de l’intelligence artificielle puissent être diffusées auprès de populations plus diverses.
Du point de vue de l’égalité hommes-femmes, une attention particulière doit être portée aux données elles-mêmes, pour ne pas aggraver encore les disparités dans les multiples communautés où elles sont observées.
Dans de nombreux systèmes, ce sont les ingénieurs qui choisissent les caractéristiques des données à partir desquelles les algorithmes vont construire leurs modèles. Dès lors, bien qu’un ordinateur ne soit pas intrinsèquement biaisé, le code qu’il exécute peut comporter des hypothèses traduisant les biais implicites ou inconscients de ses auteurs humains. C’est pourquoi, exploiter l’intelligence artificielle dans son état actuel, sans un examen attentif par des spécialistes, risque de creuser le fossé numérique et de porter atteinte aux personnes les plus vulnérables dans les sociétés concernées.
Offrir un apprentissage tout au long de la vie
L'intelligence artificielle va supprimer des tâches répétitives et "pour s'épanouir dans un environnement de travail numérique, les travailleurs auront besoin de compétences numériques mais aussi de savoir-faire variés, qu'ils soient d'ordre cognitif ou socio-émotionnel", selon l'édition 2019 des Perspectives sur les compétences publiées par l'Organisation de coopération et de développement économique. Afin d’inclure toutes les populations dans le virage numérique et la suppression des tâches répétitives prises en charge par l’intelligence artificielle, l’OCDE constate que «renforcer l’apprentissage tout au long de la vie est la clé pour tous les travailleurs et citoyens afin de s’adapter aux changements du monde du travail et de la société». L’organisation s’adresse ainsi aux États en leur demandant de faire évoluer les systèmes de formation afin qu’ils soient mieux adaptés aux mutations du marché du travail, et ce, par le biais d’une amélioration de la formation continue des enseignants.
Prévoir des plateformes de communication participatives
La digitalisation massive des activités humaines produit un volume de données considérable dont les applications et les solutions d’intelligence artificielle ont besoin.
La convergence de la puissance de calcul et des méga-données permet aux scientifiques et aux ingénieurs spécialisés dans le traitement des données de créer des applications et des solutions d’intelligence artificielle capables de résoudre des problèmes de plus en plus complexes. Beaucoup de ces applications et solutions contribuent à réduire la fracture numérique et à créer une société inclusive. Ainsi, lors de la campagne de lutte contre l’Ebola au Sierra Leone en 2014, la société IBM Research (Afrique) a créé une plateforme de communication participative pour que les habitants du pays puissent informer les pouvoirs publics de leur situation.
Mettre des solutions d’IA au service des facultés humaines
L’approche la plus efficace, mais encore très peu étudiée, pour faire de l’intelligence artificielle un levier de réduction de la fracture numérique consiste à associer les solutions de l’IA aux facultés des êtres humains.
L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture recommande par exemple de prévoir un spécialiste de la vulgarisation agricole pour 400 agriculteurs. Or en Afrique, on décompte en moyenne un spécialiste pour 3 000 agriculteurs. Ces spécialistes se sont révélés essentiels à la transformation de l’agriculture aux Etats-Unis, et ils pourraient jouer un rôle équivalent dans le monde en développement.
Importance de l’éthique dans la mise en œuvre des technologies
Les spécialistes de l’intelligence artificielle ont une responsabilité considérable du fait qu’ils travaillent avec les personnes les plus vulnérables au monde. Ils doivent impérativement faire preuve d’éthique et de transparence vis-à-vis de ces populations, lorsqu’ils mettent en œuvre des technologies fondées sur l’intelligence artificielle.
Pour que l’IA puisse tenir ses promesses sur le terrain, il convient de définir un cadre sur un certain nombre de problèmes pratiques. Il revient donc aux pouvoirs publics de se donner les moyens de bien comprendre et mettre en question tous les aspects de la chaîne de valeur des données.
Quant aux spécialistes de l’intelligence artificielle, ils veilleront à bien informer la population des données qu’ils exploitent. Ils valideront la manière dont ils analysent ces données comme les hypothèses qui sous-tendent les connaissances découlant de leurs analyses.
Extrait du livre blanc : Défis et progrès à l’ère des données et de l’intelligence artificielle